Floréal Cuadrado : Interview Auteur : Rafale Papier Zine : Rafale #19bis Comme un chat, Floréal Cuadrado est toujours retombé sur ses pattes. Comme un chat, également, il a eu de nombreuses vies. Il raconte celles- ci dans un livre récemment paru aux éditions du Sandre. Le titre ? Comme un chat, justement. Miaou. Reprenons. Hérault, 1946. Floréal naît dans une famille d'anarchistes espagnols en exil - son père est un héros de la guerre d'Espagne et de la résistance. Une enfance libertaire, donc. Mais aussi, une figure paternelle un peu étouffante. À tel point que Floréal ressent le besoin de s'en éloigner un temps. À la fin de l'adolescence, il devient ouvrier en constructions métalliques. La rencontre de vieux militants syndicaux vont parfaire sa formation politique et faire delui un opposant farouche aux hérariches bureaucratiques. Après avoir effectué son service militaire, il s'installe à Paris, où il assiste, par hasard, aux premières émeutes de Mai 68. Très critique envers les étudiants mais aussi les syndicalistes, Floréal continue à se former politiquement en multipliant les rencontres et lectures. Révolté et bientôt révolutionnaire, il s'engage aussi dans divers groupes politiques, passant de l'écologie radicale à l'extrême-gauche parisienne. Puis aux groupes armés, en compagnie notamment de Jean-Marc Rouillan. En 1976, il intègre les GARI, et participe à l'enlèvement du banquier Suarez ( En mars 1974, des activistes toulousains et parisiens, réunis au sein du Groupe d'action révolutionnaire internationaliste (GARI), enlèvent le banquier Balthazar Suarez, représentant de la Banque de Bilbao à Paris. En échange de sa libération, le groupe obtient l’élargissement de cinq militants anti-franquistes, détenus dans les geôles espagnoles.) et à la tentative d'enlèvement de Michel Hidalgo (En mai 1978, à la veille du départ de l'équipe française pour la Coupe du monde de football, organisée par la dictature argentine, le sélectionneur Michel Hidalgo échappe à une tentative d'enlèvement). Par le hasard des rencontres, il devient ensuite faussaire. S'ensuivent cinq années de fabrication de faux papiers et faux chèques, de détournements et escroqueries. Floréal procède avec prudence, talent et méticulosité. Mais cela ne suffit pas à empêcher qu'advienne le temps des arrestations et des interrogatoires. Après deux ans d'exil au Vénézuela, il comparaît au procès de l'attaque de la perception de Condé-sur-Escault (Le hold-up a lieu le 28 août 1979, pour un butin estimé à 16 millions de francs.). Et comme un chat, il retombe encore une fois sur ses pattes. Floréal nous a accueilli dans le Tarn autour d'un gaspacho, le regard malicieux et pétillant, quelque peu acerbe dans sa vision du « milieu ». Il dit « je suis un vieux monsieur tranquille » avec une ironie prouvant qu'il n'a lâché ni sa verve ni son esprit critique. Voici ses mots. Du LSD pour les agents de change « J'ai 18 ans quand je rencontre à l'usine un syndicaliste révolutionnaire qui commence à me former politiquement. Pour moi, tout part de là. Et j'ai 22 ans quand advient Mai 68 – nouveau temps fort politique. La manifestation du 13 mai dégénère alors que je suis en train de manger dans un petit resto parisien avec mes colocataires. On se retrouve malgré nous du côté des manifestants, matraqués et gazés. Ce moment est pour moi un premier basculement. Par la suite, un ami qui bosse aux usines Citroën m'invite sur les piquets de grève – je me rends alors compte que les syndicalistes ont finalement plus peur de la révolution que l'État lui-même. Au retour de Paris, mon père m'invite à une réunion dans un local nommé La colonie espagnole et tenu par des anarchistes. J'y rencontre un homme dont le discours va infléchir le cours de ma vie. Il s'appelle Nerslau, il me séduit par ses idées, sa fougue et son charisme... Lui défend bec et ongles la nécessité de s’organiser pour préparer l’affrontement armé avec le pouvoir, à l'en croire imminent et inéluctable. C'est grâce à Nerslau que je commence réellement à militer et à faire des rencontres. J'intègre alors le groupe affinitaire qu'il anime, ‘ Les Partageux ’, qui deviendra plus tard ‘ Les Égaux ’. Alors que de nouveaux copains nous rejoignent, Nerslau rencontre aux États-Unis des membres des Weathermen (NDLR : Collectif de la gauche radicale américaine né en 1969 d'une scission du SDS, jugé trop timoré. Les membres des Weathermen s'opposent résolument, en actes et en mots, à la Guerre du Vietnam et fustigent l'American Way of Life. Certains de ses membres, considérés comme terroristes par le FBI, croupissent toujours en prison pour leurs activités de l'époque.) et du Black Panther Party. Virage intellectuel. On se lance alors dans la recherche d'armes, d'explosifs et de planques. Mais très vite, Nerslau nous propose de fabriquer du LSD ainsi que de la penthrite, un puissant explosif. Parmi ses multiples projets, il a celui de faire absorber du LSD aux agents de change des principales Bourses européennes. Un peu loufoque, je l'admets. Trop, aux yeux de certains camarades. Par exemple, les membres toulousains du groupe de Bernard Réglat adhèrent à l'idée de concocter de la penthrite, mais ils se montrent beaucoup plus dubitatifs quant à la possibilité de mettre à mal le système capitaliste en diffusant du LSD... Ce projet ne voit finalement pas le jour et nous finissons, Nerslau et moi, par prendre nos distances, sans dispute ni chamaillerie. Je n'abandonne pas pour autant l'idée qu'une confrontation armée est imminente. Et en compagnie de mon ami Raymond, j'intègre les GARI au début des années 1970, par solidarité avec les camarades du MIL (NDLR : Créé en 1971, le Movimiento Ibérico de Liberación (MIL) s'oppose à la dictature franquiste et combat le capitalisme. Ses membres apportent un soutien concret aux luttes, effectuent des hold-up pour financer la cause et publient de nombreux textes de la gauche anti-autoritaire européenne. L'exécution d'un des leurs, Salvador Puig Antich, le 2 mars 1974, donnera lieu à un vaste élan de solidarité dans toute l'Europe.). J'y suis encore en 1974, quand nous mettons au point un projet fou : enlever le directeur parisien de la Banque de Bilbao, puis le relâcher contre une rançon et la libération de camarades espagnols condamnés à mort. Tout est toujours affaire de rencontres. Voilà qu'Hibou, la copine d'un camarade toulousain, me propose de l'accompagner en Suisse pour nous approvisionner en armes. Elle possède une fausse carte d'identité, bricolée par ses soins - c'est la première fois que je vois des faux papiers. Nous revenons finalement en France avec un pistolet et un revolver. C’est à ce moment que je prends vraiment conscience de l'importance d'une structure de fabrication de faux dans un mouvement révolutionnaire. Et quand, peu après, un ami des GARI me demande si mon réseau familial d'anarchistes espagnols peut fournir des faux papiers, je fonce voir mes cousins de l'autre côté des Pyrénées. J’y rencontre Sylvio et Maurice, les bras droits du célèbre Cerrada. » Dans le grand bain ! « Les deux hommes me proposent alors de travailler avec eux à la fabrication des faux papiers. Je n'y connais rien, mais j’accepte. Tous deux épaulaient jusqu'ici le vieux Laureano Cerrada, un homme de l'ombre, militant anarchiste et faussaire de génie finançant pour partie l'exil libertaire espagnol. Sylvio et Maurice servent alors d'intermédiaire entre Cerrada et moi. Pour commencer, ils m'emmènent dans une de leurs planques pour me montrer comment fabriquer des faux tampons. À l'époque, je tiens le peu que j'en sais d'amis toulousains. Eux bricolent des cartes d'identité trouvées ou volées avec des tampons humides sculptés dans des pommes de terre. C'est simple et très artisanal : tu coupes une patate en deux et tu y dessines le motif du tampon. Rien à voir, donc, avec le professionnalisme du travail de Maurice et Sylvio. Sous les conseils avisés de Cerrada, ils travaillent depuis plus d’un an et demi à la fabrication de cartes d’identité vierges. La tâche est rude, le recours au baume du Canada, une térébenthine visqueuse qui permet d’imiter un filigrane, se révélant très complexe. Et quand ils en terminent, en 1975, ils me proposent de prendre leur succession. J’accepte. Ils me laissent alors leur matériel, ainsi qu’un stock de plus de trois mille cartes d’identité vierges. Au passage, c’est aussi en 1975 que je rencontre Georges Mattei, militant tiers-mondiste très engagé auprès des indépendantistes algériens du FLN. Il travaille avec Henri Curiel, tous deux prenant la suite du réseau Jeanson (NDLR : Le réseau Jeanson, composé de militants français opposés à la guerre d’Algérie et regroupés autour du philosophe Francis Jeanson, tombe en février 1960.) lorsque ce dernier est démantelé. Leur groupe, le réseau Solidarité (NDLR : Le réseau Solidarité est fondé par Henri Curiel à la fin de la guerre d’Algérie. Il apporte aide et soutien aux mouvements politiques de libération nationale en Afrique, ainsi qu’aux groupes combattant les dictatures d’Europe ou d’Amérique latine.), comprend des faussaires extrêmement compétents, dont le célèbre Adolfo Kaminsky (voir l'entretien avec Adolfo Kaminsky.). Je ne le sais pas encore, mais moi aussi je prêterai main-forte à ce réseau. Pour l’instant, je débute dans le métier. J’entrepose mon matériel dans un petit local, j’établis une liste des magasins parisiens où je peux me procurer l’outillage nécessaire et je fais la connaissance de photograveurs et d’imprimeurs. Je me lance, et je sens que ça va me plaire ! » Faux chèques au porteur « Je dois me mettre rapidement au travail, puisque je dispose d’un stock important de cartes d’identité vierges. Mais avant tout, il me faut améliorer ma très précaire situation financière – j’ai besoin d’argent et d’un atelier. C’est indispensable. Le groupe informel auquel je participe n’est pas prêt pour des hold-up. Trop risqué. Comment faire, alors ? C’est là qu’un copain nous montre un chèque de plusieurs milliers de francs, établi par une compagnie d’assurance. Une aubaine : ce chèque peut être encaissé dans n’importe quelle agence bancaire ! Par ‘ encaissé ’, j’entends : transformé immédiatement en liquide. Il suffit de présenter une carte d’identité avec le même nom que celui porté sur le chèque. Trop facile ! D’autant qu’un ami imprimeur peut faire des copies de ces chèques. Nous décidons alors de monter une opération d’envergure, totalement sécurisée. Côté logistique, celle-ci implique un grand nombre de faux chèques à encaisser le même jour et une quinzaine d’équipes de deux personnes. Le modus operandi est simple. Celui qui entre dans la banque n’est porteur que d’un seul faux chèque. L’accompagnateur patiente dehors, en possession de tous les autres chèques du binôme. Après avoir visité une première agence, l’encaisseur remet l’argent à l’accompagnateur et reprend un nouveau chèque. Puis ils passent à la banque suivante. Et ainsi de suite... Par sécurité, on ne visite que les agences dans lesquelles nous avons fait des repérages. Et après chaque visite, on appelle un central téléphonique – c’est-à-dire un téléphone fixe chez un pote – depuis une cabine pour savoir si l’opération se passe bien pour les autres. Si un encaisseur tombe, son accompagnateur prévient tout de suite le central : les autres équipes sont rapidement mises au courant et arrêtent l’opération. Au final, on récolte près de huit cent mille francs. Une belle somme pour l’époque. D’un côté, je suis heureux, ma structure de faux est largement financée. De l’autre, je me sens déçu - l’argent récolté ne finance finalement aucun projet politique. Flamber ne m’intéresse pas, je garde donc de tout ça un sentiment d’échec. » Entre France et Espagne « Je suis très vite confronté à des problèmes techniques ardus dans la fabrication de certains faux papiers. Et notamment en ce qui concerne les cartes d’identité espagnoles, très dures à imiter. Ces documents sont à l’époque constitués de trois parties superposées. Pour le recto et le verso, pas de problème, ce sont de simples quadrichromies. Il suffit de les imprimer en offset. Mais il y a un hic : le papier cartonné de couleur jaune situé au milieu et porteur d’un filigrane aux armes du royaume d’Espagne. À la différence des cartes d’identité françaises, le baume du Canada ne me permet pas d’obtenir la transparence idoine : l’opacité du papier des faces superficielles empêche la lumière de passer. Je finis par trouver une solution satisfaisante. Une fois les cartes remplies, je sépare les trois parties en les trempant dans l’eau, et je récupère la partie centrale porteuse du filigrane. Je peux ensuite recoller sur les deux faces le recto et le verso que j’ai imprimés à l’offset. Je les fixe avec de la colle à tapisserie. Puis je passe le tout dans une plastifieuse. Et voilà, le tour est joué ! Grâce à cette technique, j’obtiens plusieurs centaines de faux documents. Par la suite, un ami me met en contact avec des membres de l’une des deux branches de l’ETA, les Polimilis. Ils viennent d’attaquer avec succès un fourgon blindé transportant des dizaines de milliers de cartes d’identité espagnoles vierges. J’échange alors mille cartes issues de ce butin contre mille cartes d’identité françaises de ma fabrication (elles aideront les membres activement recherchés par la police espagnole). Cela rend mon travail plus facile. » Une affaire de tampons « Pour les tampons secs (NDLR : Pour confectionner des faux papiers, Floréal utilise des tampons secs et des tampons humides. Les premiers servent à réaliser une sorte de « gaufrage », les seconds jouent le rôle de tampons « classiques ».), je fais de la photogravure avec des plaques de zinc. Du matériel photosensible. En fait, tu insoles la plaque avec le motif dessus. Et comme en sérigraphie, tu révèles le motif. Ensuite, tu mets la plaque dans un bain d’acide sulfurique qui creuse le relief. Tu sors ta plaque et tu la rinces. Sur la plaque, il faut mettre une petite couche d’huile et ensuite fabriquer un petit réceptacle de forme ronde, carrée ou rectangulaire à la taille du futur tampon. Tu dois ensuite remplir le réceptacle de pâte dentaire. Tu laisses sécher, tu décolles la pâte dentaire de la plaque et ça y est : tu as un tampon sec. Il en va bien sûr différemment avec les tampons humides. L’avantage, ici, c’est qu’il est possible de les photographier. Une fois la photo prise, tu l’agrandis sur un mur avec un épiscope (NDLR: Un épiscope est un instrument d'optique destiné à la projection par réflexion. À la différence du rétroprojecteur, l'épiscope permet de projeter sur un écran une image agrandie d'un objet opaque (et si possible plat). Certains épiscopes disposant d'une grande lentille et d'un éclairage puissant ont un très bon rendu.). Si tu veux avoir un truc qui a de la gueule, il faut toujours l’agrandir, dessiner dessus, puis le réduire. La qualité ne peut être que meilleure. L’image est agrandie dix ou quinze fois, ce n’est donc pas grave si la qualité est approximative. Le tampon ne doit pas être parfait, mais vraisemblable. Une fois le dessin au crayon accompli sur ton grand papier blanc que tu as collé au mur et sur lequel est projeté le tampon originel, tu éteins ton épiscope, et tu le redessines à l’encre de Chine. Ensuite, tu le prends en photo. Tu as donc une photo d’un tampon que tu as refait, bien détaillé. Il te faut maintenant le tirer au format du tampon initial. Pour cela, c'est simple : on utilise les agrandisseurs des labos photo. On met la pellicule dedans et on réduit ou agrandit l'image à notre guise, avec l'original à côté pour faire la comparaison. Pour la confection de tampons humides, j'utilise alors des plaques en caoutchouc photosensible. En gros, tu coupes ta plaque d'aluminium avec des ciseaux et tu places le motif sur la plaque. Tu insoles la plaque en caoutchouc. Ensuite, avec une brosse à dents dure, tu frottes ta plaque sous l'eau : toutes les parties qui ne sont pas insolées se trouvent en haut du relief. Cette opération réalisée, tu prends ton morceau de caoutchouc et tu le colles sur un support de tampon que l’on trouve dans n’importe quel commerce. Te voilà maintenant en possession d’un tampon aussi vraisemblable que celui de n’importe quelle administration. Petite précision : l'encre des tampons utilisée à l'époque sur les passeports n'est pas la même que celle que l'on trouve dans le commerce. Il faut donc utiliser des encres d'imprimerie afin qu'elles ne tournent pas avec le temps. J'apprends à cette époque que l'industrie papetière européenne ne se compose que de quelques sociétés. Presque toutes commercialisent le même type de papier mais sous des noms différents. Ainsi, le papier des permis de conduire espagnol et allemand est identique. Seule différence, la couleur : rose pour les Espagnols, gris pour les Allemands. Du coup, là où il est difficile en Espagne de trouver des matériaux pour imiter les papiers espagnols, je me fournis en Allemagne. Et inversement. » Le défi de l'héliogravure « En 1977, je rencontre Toni Negri, un des dirigeants de l’Autonomie ouvrière. Il m'explique les conditions dans lesquelles se trouve son mouvement. La radicalisation des Brigades rouges (BR) (NDLR: Les Brigades rouges (BR) est un groupe armé apparu en 1970 en Italie, avec une ambition insurrectionnelle. Son affrontement avec l’État italien atteint un apogée en 1978, avec l'enlèvement et l'assassinat d'Aldo Moro.) et de Prima Linea (NDLR: Prima Linea est un groupe armé italien très actif au début des années 1970. Il s'autodissout en 1980, après de nombreuses arrestations.) fait que l’État italien considère toute l’opposition extra-parlementaire comme une pépinière de terroristes. La situation atteint son paroxysme avec l’assassinat d’Aldo Moro. Les mouvements de contestation qui ne pratiquent pas la lutte armée ne disposent d’aucune structure clandestine. Et nombreux sont finalement les militants de ces organisations qui, pour échapper à la répression, rejoignent les partis combattants. Toni, prévoyant que son mouvement allait se trouver dans la tourmente, me demande alors si je suis en mesure de lui confectionner mille cartes d'identité italiennes. Mille ! Sur le coup, je suis dans la merde. Je n'ai jamais eu affaire à ce type de papier. Les papiers d'identité italiens sont alors réalisés en héliogravure. C'est un procédé d'impression en creux, comme la gravure au burin ou en taille-douce, qui permet le transfert d'une image sur une plaque de cuivre grâce à une gélatine photosensible. L’encre est retenue dans les creux de la forme imprimante et non à sa surface. L’image est très finement tramée et la forme en cuivre est insolée puis soumise à la morsure d’un acide. Toutes les parties sont creusées sur une surface identique, mais les parties claires sont gravées légèrement, les parties sombres profondément. On utilise une encre très liquide et relativement transparente. Elle est déposée par des rouleaux encreurs et une racle enlève le surplus, l’encre demeurant dans les alvéoles. Sous la pression, l’encre se dépose sur le papier, donnant des gris plus ou moins denses. La trame n’est pas visible et les noirs sont très profonds car la couche d’encre est épaisse, alors qu’elle est très fine dans les parties claires. L'héliogravure est un défi pour moi. Mon orgueil mal placé de faussaire me travaille. Je me dois de réussir à l'imiter ! Mais autour de moi, personne n'est capable de m'aider. Et les imprimeurs que je rencontre disent n'utiliser cette technique que pour des gros tirages. Bref, je piétine. Et puis, un jour, j'achète du matériel chez un commerçant, qui me donne sa carte de visite. Quelle surprise ! En touchant sa carte, je me rends compte qu'elle est réalisée en héliogravure. Je vais ensuite voir un imprimeur dans une petite papeterie. Et je lui demande des cartes de visite en insistant sur la partie en relief du modèle que je possède. Deux jours plus tard, j'obtiens des cartes identiques au modèle, couleur Terre de Sienne brûlée. La couleur des cartes italiennes. Comme si de rien n'était, je pose alors des questions à l'imprimeur sur la marche à suivre pour obtenir un tel relief. J'essaye de mémoriser tous ses conseils et je file dans un bar voisin pour les retranscrire, dans le moindre détail. Ça y est : j'ai trouvé la solution pour les papiers italiens ! Je fais trois sessions de mille papiers et, jusqu'à ce que, des années plus tard, l'État italien change de format au moment de son entrée dans l'Union européenne, ces papiers passeront tous les contrôles. » Histoires d'argent « Lors de mon premier voyage à Milan, Toni Negri me met en contact avec deux militants de son organisation, qui vont prendre en charge le secteur des faux papiers. Je dois les former. Mais à cette époque, l’Italie se trouve dans un climat proche de la guerre civile. Sans tomber dans la paranoïa, on prend des précautions. Ainsi, aucune des personnes que je dois rencontrer ne sait sous quelle identité je voyage. Elles ne connaissent que mon hôtel, tenu par un proche de l’organisation. Et il est convenu que si elles ne sont toujours pas venues me chercher au bout de trois jours, l'opération est annulée. Mais elles viennent. Et je leur enseigne quelques techniques et combines, ainsi que la liste des produits à se procurer. Sauf que peu de temps après mon voyage en Italie, la répression étatique fait exploser l’Autonomie ouvrière. Pour éviter de devenir pensionnaires des geôles italiennes, les deux militants que j’ai formés rejoignent l'un les BR, l'autre Prima Linea. C’est alors que des membres de la direction stratégique des Brigades rouges me rendent visite à Paris. Et ils me proposent de devenir leur faussaire exclusif. Ayant toujours refusé d'être un mercenaire, je décline leur proposition. Quand je fais des faux papiers pour des gens, je ne leur demande pas de payer une somme fixe en retour. Je n'ai pas vraiment de tarif. Ils font des braquages et me donnent de l'argent. Point. Je voyage pas mal à l'époque, à Paris, Berlin, Milan, Barcelone, Madrid pour former des gens au métier... Ces déplacements me coûtent beaucoup d'argent. Et puis, le métier de faussaire implique forcément de prendre un maximum de précautions. Par exemple, je Mon désir de m'investir totalement dans le métier de faussaire m'a amené à me mettre en longue maladie. Reste que mon atelier me coûte beaucoup d'argent. Pendant mes deux années de clandestinité, je dépense chaque mois entre 30 000 et 35 000 francs pour vivre. Il faut bien que je ''rentre'' cet argent tous les mois. Les camarades me donnent donc cette thune en échange de faux papiers. Et de mon côté, je fais tout pour passer inaperçu. Mon objectif est d'avoir un look d'employé de banque. Le mec que tu vois mais que tu ne regardes pas. Et dont tu ne te souviendras pas si on te demande de le décrire. Pendant toutes ces années, je suis donc très prudent. Un faussaire est quelqu'un qui travaille son don d'intuition. Qui d'emblée, avant même tout raisonnement ou analyse, pige l'essentiel d'une situation. Il regarde, sait observer et voit ce qu'il est nécessaire de voir. » Le braco fait les gros titres « À l'époque, les perceptions du Nord de la France reçoivent trimestriellement les retraites des mineurs. Ce sont de très grosses sommes, plus d'un milliard de centimes à chaque fois. Une attaque réussie nous permettrait de résoudre de façon durable nos problèmes financiers. Et cela semble possible, vu qu'il n'y a pas de surveillance particulière. Toutes les perceptions reçoivent d'ailleurs le même jour les pensions des mineurs. n'emprunte jamais le même chemin pour me rendre à mon atelier. Toutes mes connaissances m’appellent Flo. Floréal, Florent, Flo, c'était le même diminutif. Je prends souvent le taxi, je loue mon atelier. Et je ne peux m'empêcher d'apprécier ces ‘petits luxes’, ce confort : tu voyages en première classe, tu prends des taxis, tu vas dans des hôtels pas dégueus, tu te payes des bons restaurants... Mon désir de m'investir totalement dans le métier de faussaire m'a amené à me mettre en longue maladie. Reste que mon atelier me coûte beaucoup d'argent. Pendant mes deux années de clandestinité, je dépense chaque mois entre 30 000 et 35 000 francs pour vivre. Il faut bien que je ''rentre'' cet argent tous les mois. Les camarades me donnent donc cette thune en échange de faux papiers. Et de mon côté, je fais tout pour passer inaperçu. Mon objectif est d'avoir un look d'employé de banque. Le mec que tu vois mais que tu ne regardes pas. Et dont tu ne te souviendras pas si on te demande de le décrire. Pendant toutes ces années, je suis donc très prudent. Un faussaire est quelqu'un qui travaille son don d'intuition. Qui d'emblée, avant même tout raisonnement ou analyse, pige l'essentiel d'une situation. Il regarde, sait observer et voit ce qu'il est nécessaire de voir. » Le braco fait les gros titres « À l'époque, les perceptions du Nord de la France reçoivent trimestriellement les retraites des mineurs. Ce sont de très grosses sommes, plus d'un milliard de centimes à chaque fois. Une attaque réussie nous permettrait de résoudre de façon durable nos problèmes financiers. Et cela semble possible, vu qu'il n'y a pas de surveillance particulière. Toutes les perceptions reçoivent d'ailleurs le même jour les pensions des mineurs. Un plan est monté, et l'attaque se passe bien. De mon côté, j'ai fourni les faux papiers nécessaires à l'opération. Je suis pourtant exclu du partage, certains m'accusant d'être en vacances à Londres le jour du braquage. C'est vrai, mais c'était simplement pour me fournir un alibi en béton. De toute manière, le seul projet collectif qui émergera de ce braquage, c'est l'achat de matériel moderne pour imprimer des faux documents. Une paille en comparaison du butin. Après cette histoire, je prends donc mes distances avec tous ces gens. L'attaque déchaîne la presse et soulève une profonde indignation. L'incompréhension est totale : comment se fait-il que de telles sommes d'argent soient entreposées sans surveillance ? Les flics se mettent au boulot et ne lésinent sur aucun détail. Un jour, j'appelle Annie, la mère de mon fils : on parle du gamin et à sa façon de me répondre, je comprends que les flics sont chez elle. Je n'ai pas le choix : je dois me mettre au vert, le temps de faire le ménage. Je me rends alors chez Germinal, un ami. Et le samedi suivant, je pars pointer au commissariat de Vincennes - à l'époque et depuis cinq ans, je suis sous contrôle judiciaire pour l’affaire des GARI. Stratégiquement, le fait de pointer peut prouver ma bonne foi et ne pas éveiller les soupçons. Je vois bien que les médias parlent de nous, de moi, et je sais que les flics me recherchent. Mais je fais le pari que ceux qui me traquent ne savent pas que je suis sous contrôle judiciaire. Et ça marche. C'est un flic que je connais depuis des années qui me reçoit au commissariat. Et visiblement, il ne sait pas que je suis recherché puisqu'il me sort : ‘ Alors, Monsieur Cuadrado, condamné à perpétuité à signer ? ’ » Amnistie au tribunal « Finalement en 1986, pour me protéger et me faire oublier, je pars pendant trois ans au Venezuela. Une autre histoire. Après deux années d'exil, je décide de revenir en Europe. D'abord en Espagne, puis en Belgique. C'est là que j'apprends que le procès de Condé-sur-Escaut va avoir lieu. Je décide de m'y rendre. Ce n'est pas forcément agréable de recroiser les anciens camarades. On n'adopte d'ailleurs pas la même défense. Eux demandent l'acquittement, moi l'amnistie. Ma ligne de défense consiste à assumer mon rôle de faussaire dans cette histoire. Je cherche à faire reconnaître le caractère politique de ce à quoi j'ai participé. Oui, les sommes que me versaient des camarades servaient à faire fonctionner mon atelier. Oui, mon objectif principal était d'aider les militants politiques persécutés dans leur pays. Et oui, pour cela, je recevais de l'argent et je me foutais de sa provenance. Cette déclaration fait l'effet d'une bombe. Au final, on s'en sort bien. Verdict : quatre de mes camarades sont amnistiés, Raymond et moi sommes reconnus coupables, mais également amnistiés. Je me sens alors soulagé, heureux que tout ça se finisse. En conclusion, je dirais plusieurs choses. Tout d’abord que le métier de faussaire est une activité de l’ombre, et bien souvent ingrate. On ne peut exercer ce métier qu’avec un savoir-faire précis et une grande rigueur. Il demande aussi une certaine souplesse intellectuelle pour s’adapter aux évolutions continuelles mises en oeuvre par les États pour empêcher la confection de faux papiers. Ensuite, les techniques que j’évoque dans mes souvenirs sont pour la plupart devenues obsolètes avec l’introduction de l’informatique et de la biométrie dans l’élaboration des documents d’identité. Ce qui ne veut pas dire que ces nouvelles techniques numériques soient sans failles... » |