Voler de ses propres mains
Auteur : Rafale Papier
Zine : Rafale #19bis
Depuis l'été 2015 circule sous le manteau une brochure joliment sérigraphiée et
à l'intitulé évocateur : La Brochourre ( 1 La Brochourre n'est pas disponible
sur le net. Pour en recevoir une par La Poste, écrire à labrochourre@riseup.net
). En une soixantaine de pages, elle détaille de manière pratique les diverses
facettes du vol à l'étalage - par exemple, l'attitude à adopter dans le magasin
et celle à tenir si tu te fais gauler, les techniques pour se débarrasser des
antivols et éviter les caméras, ou encore les diverses ruses du voleur émérite
(vêtements adaptés, sac à double-fond, aimant, etc...). Un Copain des bois
version chourre, en somme. Ce guide est ponctué d'une dizaine de témoignages
personnels liés à la pratique du vol à l'étalage. Nous retranscrivons ci-dessous
l'un d'entre eux.
Que les hangars à marchandises soient un produit ou un moteur du capitalisme
moderne importe peu. Au quotidien, ils contribuent à laminer le monde paysan, à
nous faire bouffer de la merde et à exploiter les esclaves du textile asiatique
pour habiller les classes populaires occidentales. Passons les détails. Toute
l'industrie de la distribution de masse pue l'arnaque, l'exploitation
dégueulasse et le pétrole. Et Auchan, Carrefour ou Intermarché ont à leur tête
les pires raclures. C'est dit et redit, nul besoin d'y revenir davantage.
Il faut « sortir du supermarché ! », clament les groupements d'achats bio. Bof.
Autant surenchérir : raser ces immenses hangars moches entourant nos villes
serait tellement plus réjouissant ! Pas demain la veille ? Alors, pillons-les au
moins sans vergogne. Les groupements bio n'ont fait que la moitié du chemin avec
leur slogan ; en voici une version plus aboutie : « Sortir [tout ce qu'on peut]
du supermarché ! » La chourre individuelle ne mettra certes pas à bas le règne
de la grande distribution. Mais elle mérite quand même d'être encouragée. Comme
une bonne manière à répandre.
Celles et ceux qui se sont déjà essayés à la chourre en ont fait l'expérience :
ces hangars sont souvent des passoires. Avec quelques précautions et un minimum
de préparation, y voler s'avère plutôt facile. L'obstacle fondamental se situe
en réalité dans la tête, dans les battements du coeur ou dans les jambes qui
flageolent. La trouille. En la matière, on n'est pas tous et toutes égaux. Et
peu importe, car il existe un remède au stress du chapardage : l’entraînement.
Hebdomadaire, voire quotidien. Pour que ça devienne une habitude, un réflexe, un
automatisme. Un tic, quasiment. Comme un prolongement du bras et de l'esprit
qu'on ne commande plus. Mieux : comme la main invisible du marché... L'art de
prendre sans se faire prendre ni voir. Sans attirer une once d'attention. Le pot
de miel d'acacia bio est en rayon. Le pot de miel est dans le manteau. Rien ne
s'est passé, rien ne sonnera, le miel est déjà chez toi.
Pour ma part, je me suis astreint à quelques règles, afin de retenir une fois
pour toutes ce genre de bonnes manières. La première : ne jamais sortir d'un
hangar sans rien voler. Jamais ! Même dans le pire Auchan sur-fliqué, même au
petit matin, même mis à mal par un gros rhume d'hiver. Une simple boîte de foie
de morue dans les mauvais jours ; mais une boîte de foie de morue quand même.
Pour maintenir le cap, travailler son accoutumance au vol. Au fil des semaines
ou des mois, cette règle va devenir une façon d'être. Même plus besoin d'y
réfléchir. Il est alors temps de passer à une nouvelle contrainte : pour un euro
payé, un euro volé. Rien moins qu'un objectif de résultat, qui permet de
progresser rapidement. Et qui incite très vite à ne plus se soucier que d'une
chose : sortir du hangar en lâchant le moins de fric possible. Jusqu'à se
pointer en caisse avec une seule bouteille d'eau minérale, mais les poches bien
remplies. Et jusqu'à – parfois - s'essayer au graal : passer en mode 100 %
chourre. Voler sans rien acheter, sans jouer au consommateur lambda. Possible, à
condition de bien s'y prendre. Par exemple, se pointer à l'accueil après une
razzia dans les rayons et demander d'une voix mielleuse si tel ou tel produit
est disponible. Réponse négative (Bien évidement, tu auras vérifié au préalable
que l'enseigne ne distribue pas le produit en question.). Tout sourire, dire au
revoir et se casser
Et ensuite ? Quelles que soient les combines et les accoutrements, on en veut
toujours plus. Comme une drogue. Un défi sympa consiste alors à multiplier par
deux la capacité de vol, en effectuant à mi-parcours un aller-retour à
l'extérieur. Un premier blindage rapide, puis toujours avec cette voix
mielleuse, à l'accueil : « Je peux laisser mon panier ici, j'ai oublié mon
portefeuille / ma liste de courses / mon téléphone dans ma voiture ? » Un
parfait prétexte pour vider discrétos ses poches sur le parking, avant de
retourner à l'intérieur se faire plaisir à nouveau...
Et toujours, pour un timide vol comme pour une franche mise à sac, une même
façon de se comporter. Rester tranquille et sur ses gardes. Sembler sûr de soi,
avoir le geste net et sans bavures. Et limiter – un peu – les excès... Car on a
vite fait de se prendre au jeu de l'adrénaline et de la possession d'objets à
tout-va. On veut ce blouson North Face et cette perceuse Maquita. On veut du
champagne, de la pâte à tartiner bio et des chaussettes neuves chaque matin. Et
du tofu à l'ail parfumé aux morilles, et de l'huile de noix bio, et tous ces
outils neufs pour l'atelier, et des plaques de chocolat praliné bolivien pour la
pause café ! Bref, on veut tout piquer, on veut même faire un détour pour la
chourre, on veut chourrer pour jouer, on veut la décharge d'adrénaline... Signe
qu'il est alors peut-être temps de faire le chemin inverse. Pour éviter de
passer son temps dans ces hangars qu'on aimerait voir disparaître.
Dans tous les cas, vive la fauche, vive les faucheurs, vive les faucheuses !
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